Youssef Chiheb : Les peuples ne sont pas égaux devant la Mémoire


Entretien réalisé par Youssef Lahlali
Mardi 10 Juin 2014

Youssef Chiheb : Les peuples ne sont pas égaux devant la Mémoire
Youssef Chiheb, professeur à l’Université Paris Nord XIII et directeur du master ingénierie de développement, vient de publier « Le Manifeste de l’Indépendance du Maroc, Hommes, destin, mémoire». Entretien.
 
Libération : Les Alliés se lancent à l’assaut des côtes normandes dès le 5 juin 1944. Que signifie aujourd’hui  l’anniversaire de ce déparquement?
 
Youssef Chiheb : Symboliquement, il s’agit de la commémoration du 70ème anniversaire du débarquement des forces alliées sur les plages normandes pour libérer la France et le reste de l’Europe de l’Allemagne nazie. Il s’agit de l’une des plus grandes offensives militaires dans l’histoire de l’Europe contemporaine. 
 
Dans votre dernier livre « Le Manifeste de l’Indépendance du Maroc »,  vous soulevez la question de la participation des soldats marocains àcette guerre. Peut-on dire que c’est une participation « oubliée» ou « mal valorisée » ?
 
Les peuples ne sont pas égaux devant la Mémoire. Si les morts américains et britanniques sont honorés par la République française à chaque date anniversaire, d’autres soldats sont morts par milliers dans l’enfer de Monte Cassino. Soldats indigènes, goumiers, tabors… des termes stigmatisants pour ces braves Marocains morts au champ d’honneur pour une cause, certes noble, mais qui ne fut pas la leur… un paradoxe de l’Histoire, ils sont morts pour un pays qui colonisait le leur, qui leur refusait l’indépendance et qui exila leur sultan légitime, celui même qui ordonna leur incorporation dans l’armée française. Timidement et par sur le bout des lèvres, la France rend un hommage discret aux braves Marocains. Peu de reconnaissance, des pensions de guerre humiliantes et des pas de mémorial pour honorer leur mémoire. Chirac fut ému après avoir vu le film « Indigène » alors qu’il était Président de la République 

Vous êtes franco-marocain concerné par cette guerre du côté de votre famille. Est-ce que les générations nées en France et en Europe connaissent mal l’histoire de leurs ancêtres morts pour l’Europe ?
 
Dans mon livre, je raconte une tragédie familiale. L’histoire de trois frères (mes oncles), le premier est mort dans l’enfer de Monte Cassino en 1943, le deuxième est grièvement blessé dans la fournaise de Diên Bien Phu en Indochine en 1956 et le troisième est fauché par les balles de la police française en 1953 à Derb Sultan à Casablanca. Son crime, avoir brandi le portrait de Sidi Mohammed Ben Youssef, Sultan légitime exilé… Mon fils, Maroco Normand, engagé dans la gendarmerie nationale française en 2010 aura du mal à assumer et à comprendre cette déchirure intra-familiale. Ses aïeux, militaires comme lui, mais pas dans les mêmes rangs.
Quelle cruauté, quelle souffrance de porter un uniforme et le même nom, alors que d’autres ont adossé un uniforme d’indigènes maculé de sang, des  martyrs…Une famille traversée par l’amour et la  haine de l’uniforme français. Que dire de ma grand-mère qui lança des youyous, depuis août 1953 jusqu’à sa mort en 1984, en loge funèbre du martyr, Mohamed, parti à la fleur de l’âge. Une brûlure de l’histoire et un paradoxe romanesque. C’est le destin, c’est le Mektoub.

Que pourrait faire le Maroc pour valoriser cette mémoire ?
 
Le Maroc a privilégié d’honorer, en premier lieu, la mémoire des anciens combattants. Ceux qui ont combattu la colonisation française du Maroc. Ceux qui ont été enrôlés dans l’armée française et relégués aux oubliettes. En dépit des négociations que le Maroc a pu entamer en leur faveur, le résultat est décevant. En fait c’est à la France d’honorer ces braves soldats, de les réhabiliter avant que la mort n’emporte les derniers survivants. Pour l’instant, le ministère des Anciens combattants français s’occupe des siens. Quant aux Marocains, seules quelques initiatives ont été prises en Corse où des passages-éclairs à la télévision des archives de l’INA les présentent comme faisant partie d’une histoire avérée mais non assumée. Pour le Maroc, un musée des combattants de la liberté est un minimum pour les réhabiliter. L’introduction de cette question dans le  programme scolaire peut sensibiliser les jeunes générations.

Quelle valeur peut-on donner à la commémoration de l’anniversaire du débarquement   avec la montée de l’extrême droite  ?

La France comme l’Europe ne s’est jamais débarrassée de ces vieux démons que sont les révisionnistes, les nostalgiques de l’empire et les ultras nationalistes. Les communications du 70ème anniversaire ne peuvent, à elles seules, venir à bout du cancer qui ronge la société française. La montée de l’extrême droite est d’abord liée à la crise économique, à la défiance vis-à-vis des partis politiques démocratiques et, de manière plus singulière, à la xénophobie rampante. Les Etats européens ont légalisé les partis de l’extrême droite et ne peuvent démocratiquement les mettre hors jeu. C’est aux communautés maghrébines ou immigrées de s’organiser, de se constituer en coalitions contre ce fléau qui s’est installé, hélas, durablement dans un continent en crise, voire en déclin. 
Le sort des étrangers et des musulmans en particulier risque un jour de tourner au cauchemar. Cependant, les étrangers, comme les Marocains, s’ils unissent leurs forces politiques et monnayent leurs voix avant de les mettre aux urnes peuvent constituer un rempart contre ce fléau politiquement mortel pour leur existence paisible aux côtés des citoyens européens qui restent fidèles aux principes de la démocratie et des droits de l’Homme.


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